La blessure de l’inactuel
“Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner” (Joë Bousquet: Les Capitales)
La notion même d’actualité comporte quelque chose de paradoxal lorsqu’il s’agit de la pensée de Levinas. Comme s‘il y avait un danger immanent à sa réception – danger de la trahir pour l’avoir trop bien comprise; mais aussi nécessité de toujours mieux la comprendre pour préserver d’une actualisation prématurée ce qui en elle se réserve et se soustrait à la manifestation.
Dérangeante et irrecevable jusque dans son actualité, elle ne se donne qu’en se reprenant, et en tant que telle seulement nous sollicite depuis le lieu autre – inactuel – où elle se tient.
Inactuel. Ce mot s’impose presque irrésistiblement chaque fois qu’est évoquée l’actualité de Levinas. Peut-être nous donnerait-il la clé de la façon singulière, subreptice et – disons le – intempestive – par laquelle une pensée de l’autre peut s’inscrire dans l’actualité? Inactuel, intempestif: ces deux termes vont désormais quasi naturellement ensemble pour nous, depuis qu’on les a vu rapprochés et interchangés à propos de la traduction en français du titre d’un célèbre ouvrage de Nietzsche. Mais ce qui nous autorise plus particulièrement de les reprendre ici, c’est que Levinas lui-même les associe dans l’un des rares textes où il traite expressément de l’inactuel: “l’intempestif” – comme synonyme de l’inactuel – est défini comme ce qui “interrompt la synthèse des présents.”
Par l’adjonction de l’intempestif, l’inactuel (qui évoque de prime abord quelque chose de passé ou de dépassé) nous apparaît déjà considérablement modifié, et comme doté d’une certaine violence. Nous entendons:
Quelque chose qui fait irruption dans l’actualité, qui éventuellement interrompt le cours des choses.
Quelque chose qui jure avec tout ce qui est déjà codé, sédimenté dans un sens, compris une fois pour toutes.
Quelque chose qui tranche sur le convenu, qui altère le présent de la représentation.
L’inactuel – l’irreprésentable, le dérageant, le non-synchronisable avec le présent (de l’ordre établi, du savoir, des signes institués…)
Méditant sur la même question, dans un contexte différent, Deleuze, interprète l’inactuel-l’intempestif comme – l’intensif, c’est-à-dire comme le devenir lui-même – contre l’éternité ou l’intemporalité du présent qui est le temps du savoir. Ce qu’il explicite par cette citation de Nietzsche: “agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir”. Puis, à propos de Péguy: une manière de “remonter l’événement, s’installer en lui comme dans un devenir, rajeunir et vieillir en lui tout-à-la fois…”
Ces lignes auraient pu très bien être écrites par Levinas. Pour le moment, elles nous laissent pressentir que l’inactuel loin de jurer avec le temps, est peut-être le temps lui-même, ce qui introduit dans la pensée une diachronie – qui déloge le présent du privilège qui lui a été réservé tout au long de l’histoire de la philosophie (de Parménide à Hegel); ou encore un retard du présent sur un devenir s’étant toujours déjà joué à l’endroit où le présent reprend ses droits. (Retard irrattrapable du présent sur une antériorité immémoriale – dirait Levinas.) Retard qui explique la singulière subversion que l’”inactuel” peut exercer au sein de l’actualité du fait qu’elle se trouve toujours déjà précédée par un sens qu’elle ne comprend pas et se destine à un sens qu’elle n’est pas en mesure d’anticiper. Ces considérations déjà fort mystérieuses et qui demandent explicitation nous jettent au cœur d’une difficulté que la pensée de l’autre s’acharne inlassablement à thématiser mais qui réémerge de par son énigme par delà les thèmes qui la captent et revient alimenter de son “plus de sens” le discours philosophique.
De l’avoir nommée telle, nous pouvons peut-être espérer nous acheminer vers une lecture de Levinas qui touche à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le “mal de l’époque”, à supposer que ce mal n’a pas toujours été le même et que chaque époque a eu ses façons d’extirper ou de désamorcer le sien.
Pour le faire, remontons à une histoire des plus anciennes de notre culture – le “cas” de Job – auquel Levinas fait référence dans un passage décisif d’Autrement qu’être. Ce cas nous intéresse par la violence et la démesure qui lui appartiennent. Qui le projettent, par delà le message ponctuel qu’il partage avec le reste de la Bible, dans un espace désolé qui pourrait être, aussi, le nôtre. Mais il nous intéresse surtout parce qu’il incarne, dans la situation exemplaire d’une épreuve, de par son excès, la position excessive de l’humain chez Levinas, tout ce qui, dans l’exigence qu’il lui attribue, peut nous paraître exagéré, démesuré, non viable. Comme si dans ce “cas” se trouvait condensé jusqu’à l’étouffement la condition ou l’incondition du sujet tel qu’il le définit. A savoir: le sujet d’emblée “à l’accusatif “, comme visé au plus intime de lui-même – dans sa chair – par une volonté adverse, contraire à ses décisions et projets, qui le voue à l’autre avant qu’il ait pu choisir cette vocation… (Le texte de Levinas abonde en ces termes hyperboliques, dans un registre qu’un “non-initié” pourrait qualifier “de masochiste”, tellement l’exigence qui incombe au sujet paraît disproportionnée et discordante par rapport aux impératifs du quotidien).
Le pathétique de la situation de Job ne vient pas de quelque originalité de son expérience, de l’accumulation de malheurs qui le frappent, mais de l’inadéquation de l’expérience et du système de signes dont il dispose pour la comprendre. De son imperméabilité à toute interprétation. Job ne comprend pas et s’acharne à ne pas comprendre le sens de sa souffrance dans un monde qui se donne cependant comme “sensé”, comme cautionné par une Raison à laquelle on peut demander des comptes.
Mais qu’est-ce qui s’interpose ainsi entre la vie et elle-même, qu’est-ce qui fait obstacle à la compréhension de la vie dans son vivre même, et la rend rétive à toute capture symbolique? Son opacité de chair, ce par quoi elle s’atteste dans son irréductibilité, ce par quoi aussi elle peut toujours à nouveau se refermer sur son énigme chaque fois que par l’indiscrétion de savoir nous voulons violer son secret. La philosophie a cependant édifié son domaine en passant outre à la précarité de la chair. Contre cette précarité elle a cherché recours dans la pérennité du concept. Elle a su refermer l’abîme du sensible où l’être singulier s’affirme dans sa mortalité – pourtant source intarissable de vie – qui l’arrache à tout système. Pour citer Rosenzweig: “Elle conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme mais l’âme libre prend son envol pour s’enfuir au loin.” (L’Etoile de la Rédemption, p.11)
En fait, dans sa situation sans issue, devant Job se présentent deux voies :
La première: Chercher à comprendre – à trouver un sens qui justifie l’accusation dont il est la cible. Refermer ainsi la béance de la chair par où sa souffrance s’alimente d’elle-même en s’éprouvant. C’est la solution de la sagesse, celle que lui conseillent ses amis. Ce serait aussi la solution du philosophe. qui ruse avec le sensible pour le capter dans les mailles du savoir.
La seconde: Interroger la signifiance de la chair – ce qui est tout autre chose que de chercher à l’élucider et donc de la soumettre à une quelconque interprétation à la mesure des signes dont on dispose; mais au contraire, reconnaître son imperméabilité aux signes, sa résistance à l’interprétation. Que l’épaisseur matérielle du sensible fasse bloc au savoir, cela ne prouve-t-il pas qu’il y a dans le sensible une autre vocation que celle d’accompagner ou d’anticiper le savoir? C’est cette autre voie que choisit Job. La reconnaissance de l’excès n’est-elle pas déjà un accueil de l’irrecevable? On entrevoit dans son subir où le moins de sens est un plus de non-sens qui l’arrache inlassablement à la torpeur de la résignation – une sollicitation sans cesse renaissante qui ne lui donne pourtant pas le moindre indice d’interprétation, et qui est déjà un autre mode de rapport à l’être que la compréhension. On reconnaît la passivité telle qu’on la trouve chez Levinas.
C’est d’avoir choisi cette seconde solution que l’attitude de Job suscite le scandale.
Même sa révolte a un caractère ambiguë.
Que signifient ses plaintes? Cherche-t-il un sens à son mal pour en finir, ou cherche-t-il au contraire à faire reconnaître son mal comme incommensurable à tout sens? Mais “la persécution est un traumatisme – violence par excellence (…) sans apologie possible, sans logos “ (Autrement qu’être, p.158) et nul ne quitte son lieu sans révolte: pour citer Jean-Louis Chrétien: “Ce qui de nous doit mourir ne mourra vraiment qu’en ne se laissant pas mourir, qu’en brûlant sans réserve toute sa puissance mise à vif.”(Corps à corps, p.23)
Cette exaspération, ce recommencement de la plainte, est-ce un simple ressassement de l’état de malheur sans aucune modification? L’exaspération n’est-elle pas, à travers la récurrence, la reconnaissance de l’excès et déjà un accueil de l’irrecevable? Une intensification de la passivité de l’accueil.
Cet intervalle de la mort – cet entre-temps de malheur qui se vit toujours comme scandale ne se reconnaîtra-t-il pas après coup comme gestation de sens encore impensable à l’endroit où la mort continuait à faire ses ravages? Le corps de chair n’a-t-il pas été dans sa fonction de maternité (gestation d’entrailles, selon l’expression de Levinas) le relais entre ce qui du moi doit mourir et l’autre qui doit naître de cette mort ? “trépasser à l’autre” – selon une expression que Levinas avait reprise à Lyotard.
Le sens de l’épreuve ne pourra se dire que par la bouche de cet autre – l’autre sujet – que cette épreuve-même aura engendré. Son sens de devenir, son sens de temps: temps d’anéantissement de l‘ancien et de gestation du nouveau. Le malheur noué en intrigue (l’un persécuté par l’autre; l’un se donnant pour l’autre) se sera dénoué dans le Dire – fruit de cette intrigue – qui en dira le sens. Dire dont le Dit instaurera le commencement du discours, du monde, du savoir… Mais c’est là le sujet d’un autre exposé.
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Que notre affectivité comporte une part d’implicite par laquelle elle s’enfonce dans l’obscurité du corps, cela met en cause une certaine idée de la spiritualité qui s’institue contre la matérialité du sensible; mais cette implication de l’affectif dans la matérialité de la chair nous force du même coup à penser une affectivité incarnée, une inextricabilité de l’affectivité et de la chair plus ancienne que la complicité entre l’affectivité et la conscience ou le savoir. Au lieu d’y voir une quelconque contamination de l’esprit par le sensible, on peut y voir plus simplement la spiritualité de la chair. Ainsi, au delà de tout paradoxe, la part la plus charnelle de l’affectivité c’est sa part la plus spirituelle – mieux, c’est l’esprit traversant la chair dans la réversibilité des formules: esprit incarné ou chair inspirée.
Enfin, l’actualité brûlante de Levinas pour nous n’est-elle pas, précisément, d’avoir creusé au sein du discours des brèches par où de l’inactuel (c’est-à-dire du non synchronisable, de l’inassignable) peut faire irruption dans le présent du sens et mettre en cause le confort de la représentation?
Non pas que ce confort serait mauvais en soi, ou que l’on chercherait la difficulté pour la difficulté: la recherche d’un “sens” à notre époque (où ces mots ne peuvent plus se dire qu’entre guillemets) est autre chose qu’un “supplément d’âme”. Là où la rationalité ne tient plus son rôle de garant, devient complice d’expériences où percent déjà des faces inédites de l’inhumain, ce qui de Levinas reste absolument actuel, c’est sa façon de nous avoir éveillé à l’énigme de l’humain qui n’est pas tout à fait une affaire de savoir ou de philosophie.
Cette énigme devient vitale.
Si elle est toujours et encore à chercher malgré et par delà l’exhaustivité du savoir, c’est du côté de ce qui échoue à s’actualiser dans la formule rassurante du concept, ou encore, ce qui après l’avoir frôlé, retourne, à nouveau, dans l’inactuel.
Depuis le cri d’alarme lancé par Nietzsche (dont le message n’a peut-être pas été toujours entendu au diapason de ce cri), un plus de non-sens sur le sens menace d’engloutir ce que Marc Richir appellerait “l’institution symbolique” de la philosophie, chargée, depuis Platon, de rendre compte du sens.
Mais la présumée “fin de la philosophie” s’est montrée dotée d’une étonnante capacité de survie. A moins d’entendre par philosophie le circuit fermé du savoir coextensif à une subjectivité tout aussi close sur elle-même. Dans ce cas la fin de la philosophie ne marque que la fin de l’illusion de pouvoir épuiser l’humain par le seul savoir et nullement le constat d’un épuisement de la pensée, de l’impossibilité d’aller plus loin. Ce “plus loin” n’est-il pas un lieu spéculatif nouveau qui s’ouvre désormais à la pensée?
La pensée doit pouvoir se déplacer vers ce lieu autre – réveiller cette part d’implicite qui gît au fond d’elle encore inanimée. Mais la pensée comporte-t-elle une telle possibilité? La possibilité de s’exiler vers le lieu de l’Autre, au lieu de ramener l’Autre, ici, dans l’orbite du Même.
C’est dans ce déplacement du lieu de la pensée – qui la renvoie aux marges du savoir, mais lui ouvre des possibilités insoupçonnées d’explorations – que nous devinons la rencontre possible entre Levinas et ce qu’il avait coutume d’appeler “la philosophie qui nous est transmise.”
Abraham et Œdipe ne se rejoignent-ils pas dans la marche aveugle qui les arrache au sol stable de leur monde familier, s’exilant, chacun dans sa recherche “folle”, car non soutenue par l’universalité de la Raison – qui n’avait pas encore posé ses fondements? Si ces deux figures extrêmes peuvent se retrouver aujourd’hui côte à côte dans l’errance de l’homme moderne, n’est-ce pas parce que cette Raison n’est plus fiable?
L’errance d’avant le commencement en vue d’une fondation encore à venir rejoint l’errance de “l’après-fin” – c’est-à-dire au sein d’une fondation qui ne fonde plus rien.
S’il y a une correspondance significative entre les cris d’alarme les plus décisifs de l’époque moderne proclamant la “crise de la pensée” et la pensée de Levinas , c’est qu’elle résonne en guise de réponse – car c’est avec l’autorité d’une réponse qu’elle vient s’inscrire dans les intervalles ou les “ruptures de sens” du discours universel.
Non pas qu’il y ait adéquation entre la réponse et la question implicite – ou le cri qui bée dans ces intervalles.
Non pas que l’ébranlement de la crise ait trouvé un apaisement dans une réponse qui serait à la mesure de cet ébranlement. Mais que le rapport même entre la question et la réponse s’est modifié. Car ce n’est certes pas dans les termes attendus, ni au sens propre, les termes du savoir que la réponse est donnée. C’est plutôt l’inverse qui se produit. Il ne s’agit plus de fermer la béance de la question, mais d’ouvrir au sein de la question la dimension abyssale de l’énigme. Il faut réouvrir l’abîme que le savoir avait refermé par la ruse en transformant l’énigme en question – ce qu’illustre si bien le mythe d’Œdipe, le “héros civilisateur” selon Hegel – en scellant la question par la réponse – dans l’adéquation tautologique de l’être et de la pensée.
Harita Wybrands